Le 20 mai 1995. Ça fait 10 ans. La journée la plus intense, le plus triste et la plus inoubliable de ma vie. Je me souviens encore parfaitement des événements, j’ai les images dans la tête, gravées profondément et pour toujours.

Je ne sais pas où tu es présentement, comme tu le sais, je ne suis pas le plus mystique ni le plus spirituel. Je ne t’imagine pas sur un nuage ou en suspension dans les airs entouré de jolies nymphettes ailées jouant de la harpe. Par contre, où que tu sois, j’espère que tu peux me lire.

Il faut que je te raconte, j’aurais tellement à te raconter. Plein de choses ont changé et d’autres, de façon incroyable, sont restées les mêmes.

Présentement, y a une grève au hockey. Ton sport préféré. Les salaires des joueurs ont beaucoup augmenté en dix ans et le bordel a pris entre les proprios et les joueurs, ce qui fait qu’il n’y a pas eu de saison l’an dernier. Imagine les pauvres journalistes sportifs qui ont tourné en rond dans les médias toute l’année, c’était un vrai festival de spéculations et de propos creux. Ça me faisait bien sourire. De toute façon, je ne m’intéresse plus vraiment au hockey, sans les Nordiques et sans toi, ce n’est plus pareil.

Non. Le Québec n’est toujours pas un pays. Nous sommes toujours une province du Canada et pas grand-chose n’a changé dans ce dossier, ceux qui pensaient régler le problème en votant «non» ne sont pas encore sortis de l’auberge. Ça se chicane toujours d’un gouvernement à l’autre et le Québec envoie des députés souverainistes à Ottawa. C’est drôle, hein ? Par les temps qui courent, c’est encore pire. Ils ont fini par se faire prendre à piger dans l’assiette au beurre, autant à Québec qu’à Ottawa, et on assiste à un vrai spectacle de télé-réalité mettant en vedette un certain juge Gomery, des ministres, des organisateurs politiques et une dizaine d’agences de publicité québécoises. Ils auraient magouillé avec l’argent d’un programme destiné à influencer les résultats du référendum (!) et en ont profité pour s’en mettre plein les poches… avec l’argent des contribuables, bien sûr. Je suis certain que tu aurais aimé suivre ça, c’est bien juteux et ça brasse en masse.

Ta femme va bien. Sa santé est excellente, elle marche comme si elle avait les deux genoux d’une jeune poulette. Elle a eu tout un choc quand tu nous as quittés, mais, comme on dit, le temps arrange les choses et on l’encourage maintenant à goûter à l’amour de nouveau. Certains nuages se dissipent au-dessus de sa tête et je pense bien que le soleil brillera pour elle. Je la vois moins souvent parce que je suis maintenant installé dans la région de Montréal… mais, attends, j’ai d’autres nouvelles avant de te parler de moi.

Ma soeur elle ?
Elle va bien, très bien même, malgré sa saleté de maladie qui plane toujours dans les parages. Elle est avec son amoureux depuis bientôt 10 ans, ils se sont déclaré leur amour dans les jours qui ont suivi ton décès, ça a fait assez bizarre à l’époque, comme un tourbillon d’émotions contradictoires, mais ils forment un beau couple et je sais qu’ils s’aiment beaucoup.

Ils ont eu deux beaux enfants, deux gars très allumés et tout rouquin. William et Antoine. Je suis certain que tu les aurais adorés et qu’ils t’auraient tout simplement vénéré. Moi, je suis devenu un «mononcle» pour eux et j’ai eu énormément de plaisir à jouer ce rôle. J’ai même joué aux échecs avec Antoine l’autre jour ! Tu sais, y a bien des cicatrices en moi qui ont guéris durant les années qui ont suivi ton départ, mais quand je pense que nos enfants ne te connaîtront jamais, ça me brûle à l’intérieur.

Moi, de mon côté, j’ai passé de longues années célibataires, un peu abasourdi par le travail et, je m’en rends compte depuis quelques années, un peu peureux face aux femmes. Une certaine race de bibittes dans ma tête que j’ai dû chasser. Y a quand même de bons côtés à vieillir et à prendre de la maturité !

Puisque j’ai quitté Québec, tu dois bien te douter que j’ai aussi quitté ma première entreprise. Mon associé de l’époque a racheté mes parts et il a transformé la compagnie en un studio plus adapté à ses goûts. Ça fonctionne encore et ça fonctionne plutôt bien. Je suis toujours fier de voir la qualité de travail qu’ils font. De mon côté, j’ai démarré Mærix à Ste-Adèle, dans les Laurentides. On a fait des logiciels assez spécialisés et j’ai eu beaucoup de plaisir dans les étapes de création et de commercialisation de nos systèmes. Je me souvenais que tu m’avais déjà parlé de ton intérêt pour le secteur du logiciel. T’avais raison, j’y ai beaucoup de plaisir. Le secteur est devenu un peu plus difficile avec le temps et la compétition, mais on a quand même eu de très beaux succès et une clientèle enviable.

Une fois installé dans les Laurentides et mes bibittes exterminées, je me suis inscrit à un site de rencontre sur internet (c’est fou internet, tu capoterais de voir ça). C’est là que j’ai rencontré une très charmante Sophie. Elle est vraiment merveilleuse. Elle fonce dans la vie, elle est vraie et sincère et a son petit caractère. J’adore ça. Bien sûr, elle n’est pas parfaite… moi non plus. Mais, on est bien ensemble… en tout cas, je suis très amoureux, tu serais étonné de me voir ! Ça, c’est certain.

Mon entourage change, j’ai maintenant une «belle famille», que je fréquente à l’occasion, toujours avec beaucoup de plaisir. J’ai aussi quelques nouveaux amis dans ma région, en plus des amis de Sophie et des gens rencontrés dans mon travail. Tu sais à quel point j’estime l’amitié, c’est si important dans ma vie. C’est pour ça que je vais encore régulièrement à Québec, pour voir ma mère et aussi pour revoir mes amis. Le temps a eu pour effet de les éloigner de moi, c’était inévitable, je suppose, mais ça me turlupine un peu.

J’ai réalisé un de mes grands rêves, un rêve que j’ai hérité de toi, je me suis acheté un Wesfalia. Je l’ai baptisé Raoul, il est orange et on se sent en vacances dès qu’on prend son volant en main. Il n’est pas jeune, mais il fonctionne bien et j’ai bien l’intention d’en profiter cet été en voyageant plusieurs semaines. Ça aurait été cool d’aller à la pêche ensemble, avec Raoul.

Et maintenant, la grande nouvelle…
Sophie est enceinte. Tu seras grand-père une troisième fois en septembre ! On est allé à l’échographie hier et le bébé est en pleine forme. Si tu savais à quel point ça me rend heureux. Avec les années, je m’étais fait à l’idée de rester célibataire sans enfant, mais en moins de deux ans, tout a chaviré et c’est comme une deuxième vie pour moi. Je vais être papa, c’est fou hein ?

Ça m’a donné l’occasion de réfléchir et j’ai fait un choix, j’ai décidé de profiter de l’opportunité pour prendre une pause dans ma vie professionnelle. J’ai vendu mes parts de Mærix, je prends quelques mois de vacances. Je veux me changer les idées, travailler de mes mains, voyager un peu et ensuite, revenir à la maison pour accueillir notre enfant et devenir le meilleur père de famille du monde.

J’aurais tellement aimé que tu sois là pour le voir, pour connaître Sophie pour venir boire un verre de rouge avec moi sur ma galerie en regardant le petit coin de forêt qu’on s’est acheté. Souvent je pense à toi quand je pose les yeux sur ma nouvelle vie. T’aurais aimé, j’en suis certain.

Y a quelques fois où je suis encore triste, ou la douleur est encore palpable. Ça fait dix ans que tu as quitté ta vie, pour moi, c’est 3652 jours a vivre en ton absence. Pourtant, je continue à agir comme si je savais que tu me regardes, à essayer de faire en sorte que tu sois toujours fier de ton fils. En tout cas… où que tu sois, tu peux te vanter d’avoir un fils heureux.

Salut papa.